Admissibilité dans les procédures judiciaires en Angleterre [1] d’un enregistrement par le demandeur d’une expertise médicale

par Maud Lepez

Aperçu de la pratique anglaise

Alors que dans de nombreux pays européens, les expertises dans les procédures judiciaires sont réalisées par des experts « judiciaires », choisis par un juge sur une liste d’experts accrédités et indépendants des parties, dans la juridiction anglaise, les experts ne sont pas nommés par le tribunal, mais choisis et missionnés par les parties elles-mêmes.

Une autre différence avec les modèles procéduraux tels que le système français est qu’il est très courant en Angleterre d’avoir plus d’un expert. Par exemple, dans les réclamations pour préjudices corporels graves tels que les traumatismes crâniens, la pratique habituelle est d’avoir un expert par partie dans chaque domaine relatif aux dommages subis, tels que : neurologie, neuropsychologie, orthopédie, ORL, etc. En pratique, la victime a un rendez-vous avec chaque expert, individuellement (il n’existe pas d’« expertise contradictoire » ou « conjointe »). De plus, les avocats ne sont pas invités à y assister : le demandeur est habituellement seul avec l’expert.

Bien que les médecins agissant en tant qu’experts dans les procédures judiciaires soient indépendants et impartiaux (article 35.3 des règles de procédure civile : « il est du devoir des experts d’aider le tribunal (…) ; cette obligation l’emporte sur toute obligation envers la personne dont les experts ont reçu des instructions ou par qui ils sont payés), il n’est pas rare de voir certains experts agir exclusivement pour les victimes, et d’autres exclusivement pour les défendeurs.

Ainsi, et parce qu’il s’agit d’un système accusatoire, l’indépendance des experts est parfois mise en cause, voire ouvertement critiquée devant les tribunaux.

L’affaire Mustard v Flower & Ors [2019] EWHC 2623 (QB)

Il s’agit d’une décision procédurale du Juge Davison de la Haute Cour de justice. La demanderesse avait été victime d’un accident de la route, qui ne semblait pas particulièrement grave, mais elle soutenait qu’elle avait subi un traumatisme crânien (hémorragie cérébrale sous-arachnoïdienne et lésion cérébrale axonale diffuse), qui lui aurait causé des séquelles cognitives et neuropsychologiques. Compte tenu de la faible gravité de la collision, le défendeur contestait l’étendue des blessures.

L’avocat de la victime a assigné et obtenu la permission de missionner six experts médicaux, y compris un neuropsychologue. Lors des expertises neuropsychologiques, typiquement, l’expert associe à son entrevue avec la victime, et souvent avec un membre de la famille proche, des tests psychométriques (ou autres).

Le défendeur a obtenu l’autorisation de missionner des experts dans les mêmes domaines. Avant d’assister aux rendez-vous avec les experts du défendeur, l’avocat de la victime lui a conseillé d’enregistrer (en audio, non vidéo) les expertises (entrevue/discussion, et tests).  Pour quatre d’entre elles, l’enregistrement était accepté par l’expert, mais deux ont été réalisés sans le consentement ou la connaissance des experts, en particulier le neuropsychologue.

Lorsque la demanderesse a tenté de communiquer les enregistrements pour critiquer les rapports d’experts du défendeur, celui-ci a fait une demande au juge de procédure pour exclure les enregistrements obtenus secrètement.

Sans entrer dans les détails de tous les arguments échangés, les points essentiels à retenir de la décision sont les suivants :

  • Le juge a reconnu que les enregistrements étaient admissibles à titre de preuve (malgré le « manque de courtoisie et de transparence », ils n’étaient pas « illégaux »).
  • « Il est dans l’intérêt de toutes les parties que des examens soient enregistrés parce que de temps à autre des différends importants surgissent quant à ce qui s’est passé. Dans cette situation, il est important d’avoir un dossier complet et objectif de l’examen, qui soit soumis à des garanties et limitations appropriées de son utilisation ».
  • Il n’y a pas eu de violation des règles de protection des données personnelles (en droit anglais et RGDP).
  • Le juge a invité deux organisations, l’APIL (Association of Personal Injury Lawyers – agissant pour les victimes) et FOIL (Forum of Insurance Lawyers, agissant pour les assureurs) à discuter de la question et à convenir d’un protocole pour régir une telle pratique qui serait acceptable par toutes les parties.

État actuel

  • APIL & FOIL ont mis en place un groupe de travail, dont les travaux sont en cours. FOIL et APIL sont connus pour collaborer de manière constructive afin d’établir de bonnes pratiques en matière de contentieux du dommage corporel, donc nous pouvons nous attendre à un protocole en temps voulu. Il ne sera pas légalement contraignant, mais certainement une référence pour les praticiens.
  • La British Psychological Society (BPS) est également en train d’élaborer ses propres directives. Il est à noter que l’enregistrement des examens pose surtout des problèmes lorsque les experts pratiquent des tests (neuro)psychologiques et n’ont pas connaissance de l’enregistrement. Certains experts considèrent que lorsque la victime enregistre les tests, elle n’y répond pas de la même façon, ce qui affecte l’interprétation des résultats.
  • Une autre décision a confirmé en principe la position dans Mustard: Macdonald c. Burton [2020] EWHC 906 (QB). Le juge a précisé qu’il ne fournirait pas lui-même de directives, car cela était actuellement entre les mains du groupe de travail APIL / FOIL et du BPS. Il « espère néanmoins que les enregistrements seront acceptés dans certains cas. » À noter que, dans cette affaire, il a ordonné que l’expertise avec l’expert du défendeur ait lieu sans aucun enregistrement, au motif que les examens avec les experts du demandeur n’avaient pas été enregistrés, bien que le défendeur ait demandé au demandeur de le faire, afin que les parties soient à armes égales.

Réflexions à l’échelle européenne

  • La question des enregistrements secrets est particulièrement pertinente lorsque le demandeur est seul avec l’expert. Il est difficile d’imaginer comment cela pourrait se produire lors d’une expertise judiciaire, où chaque partie est assistée par son avocat et médecin conseil pour garantir des discussions ouvertes avec l’expert judiciaire, qui en tout état de cause ne recherche pas à être missionné de nouveau par telle partie ou tel cabinet d’avocats.
  • Il est frappant de constater que les juges anglais semblent favorables aux enregistrements ; je soupçonne que la situation serait différente dans d’autres pays.
  • Néanmoins, l’on peut trouver des avantages de cette pratique, à condition que les enregistrements soient réalisés ouvertement et selon des standards prédéfinis. Cela pourrait mener à une meilleure qualité des preuves par expertise et réduire le contentieux satellitaire sur de telles questions de procédure.

Maud Lepez, Avocate au Barreau de Paris, Solicitor of England & Wales

[1] Par souci de simplicité cet article réfère à l’Angleterre et au droit et à la pratique anglais. Ceci est néanmoins valable autant en Angleterre qu’au Pays-de-Galles, qui constituent un seul et même système judiciaire. En revanche l’Écosse et l’Irlande du Nord sont des systèmes judiciaires et légaux distincts.