Par Claude Vallet

Angela Scala nous a adressé un arrêt de la CEDH rendu le 13 janvier 2022 dans une affaire TABAK vs. Croatia sur lequel il nous semble utile d’attirer votre attention en ce qu’il porte sur l’application de l’article 6 de la Convention européenne appliqué à l’impartialité de l’expert désigné par un tribunal.

Cet arrêt dans sa version intégrale, disponible seulement en langue anglaise, est joint ci-dessous.

Nous vous en proposons un résumé, aussi objectif que possible.

À n’en pas douter, la position prise par la Cour Européenne suscitera débat.
Vos avis nous intéressent.

Les faits

M.Tabak a été victime d’un accident de la circulation le 8 juin 1995 au cours duquel il a été victime d’une blessure au genou. Ultérieurement M.Tabak a été mis à la retraite pour incapacité de travail. En 1999, il a introduit une action en indemnisation de son préjudice contre la compagnie d’assurance adverse. Le tribunal saisi désignait un médecin expert qui concluait que l’incapacité définitive n’était pas en lien avec la blessure au genou consécutive à  l’accident mais à un problème de colonne vertébrale.

En 2006, le demandeur sollicitait du tribunal une expertise réalisée par un expert en médecine du travail. Il était fait droit à cette demande, le tribunal nommant V.B., laquelle concluait que l’incapacité de travail de la victime était due à l’accident de la circulation pour la période du 9 juin au 26 août 1995, que pour la période du 28 août au 1er décembre 1995, le congé de maladie était  dû à des complications d’une maladie antérieure du genou et à un problème également antérieur à la colonne vertébrale et qu’enfin son incapacité de travail définitive n’avait pas été causée par la blessure au genou mais par une maladie chronique des nerfs cervicaux.

Le tribunal de première instance entérinait le rapport d’expertise.

M.Tabak interjetait appel.

Après plusieurs épisodes procéduraux qu’il n’est pas utile de développer ici, le tribunal décidait l’allocation de dommages et intérêts fondés sur le rapport d’expertise de V.B tel que ci-dessus exposé.

Le 16 mars 2012, M.Tabak formait un appel fondé sur l’article 354(1)du code de procédure en ce que le tribunal avait commis une violation grave de la procédure civile au motif que celui-ci avait désigné l’expert V.B.alors que celle-ci travaillait comme médecin conseil (medical examiner) de la compagnie d’assurance adverse et était également la présidente du comité de direction de sa filiale.

La cour d’appel a rejeté cette demande au motif qu’elle avait été présentée pour la première fois en appel alors que le code de procédure impose de présenter les objections contre la désignation d’un expert dès que la partie en a connaissance et au plus tard avant l’audience au cours de laquelle le rapport d’expertise est discuté. Si la partie a connaissance de motifs de récusation postérieurement, le tribunal doit agir comme si la requête en récusation avait été présentée en temps utile. S’il ne l’a pas fait de sa propre initiative, il n’y a pas lieu de la déclarer recevable en appel.

M.Tabak a formé un recours devant la cour constitutionnelle. Ce recours a été rejeté comme manifestement infondé.

C’est dans ce contexte, les recours nationaux étant épuisés, que la CEDH a été saisie sur le fondement de l’article 6 §1 de la Convention qui garantit le droit à un procès équitable.

La décision

La demande, unanimement déclarée recevable, a été jugée mal fondée par quatre voix contre trois.

La cour a estimé que l’expert était bien en situation de conflit d’intérêts du fait de ses fonctions au sein de la compagnie défenderesse.

Mais elle a considéré que :

  • le demandeur disposait dans la législation croate applicable d’un moyen de droit lui permettant de demander sa récusation,
  • qu’il avait en outre la possibilité de connaître la situation professionnelle de l’expert dont les données étaient accessibles,
  • qu’il ne l’a pas fait dans les délais imposés par la procédure civile,

Et qu’en conséquence il n’est pas fondé à se plaindre d’une violation du droit à un procès équitable.

L’avis concurrent

La décision contient en outre, comme il est d’usage devant la CEDH, l’avis concurrent d’un juge qui, bien qu’approuvant la décision, estime que l’expert n’était pas en situation de conflit d’intérêt en se fondant sur la nécessité d’adopter une interprétation restrictive des textes. Ce juge souligne que l’expert en cause avait été employée par la compagnie défenderesse en 1995, soit 11 années avant sa désignation et qu’à la date de celle-ci elle n’était pas membre du comité de direction de cette compagnie mais de sa filiale.

L’avis dissident

La décision contient enfin l’avis dissident des trois juges minoritaires qui estiment pour leur part que la violation du droit à être entendu dans un procès équitable est consommée en ce qu’il appartenait à l’expert, en situation de conflit d’intérêt, de le faire savoir au tribunal. Il incombait en tout état de cause à ce tribunal d’inviter l’expert, lors de l’audience de désignation, à expliquer quelles étaient ses relations avec le défendeur en application de l’article 251 du code de procédure civile croate. En s’abstenant de le faire, le tribunal de première instance a privé le demandeur de la possibilité de demander la récusation de l’expert.

Débat

La théorie de l’apparence, consacrée par la CEDH sous la formulation bien connue : « Justice should not only be done, it should also be seen to be done » ou respect du formalisme procédural, tels semblent bien être les deux pôles entre lesquels se sont concentrés les débats des juges européens.

S’agit-il d’une victoire durable du second ou d’un arrêt d’espèce ?  Question à suivre.